« L’énergie est notre avenir, économisons-la » : analyse du contenu d’une ritournelle

Cette journée est déclarée journée mondiale de l’énergie. Comme l’indique Damien Spudic, ingénieur chez Naldeo Technologies et Industries, et spécialiste du conseil en énergétique, « toutes les journées devraient être des journées de l’énergie ». Mais qu’est-ce que l’énergie ? Peu savent la définir simplement. En France, la thermodynamique, science de l’énergie, est encore souvent enseignée de manière trop formelle aux ingénieurs. L’énergie et sa sœur l’entropie gardent une trop grande part de mystère. Pour ce qui est du grand public, le mot énergie résonne fréquemment à ses oreilles dans la ritournelle « L’énergie est notre avenir, économisons-la ». Bizarre refrain. Pourquoi l’énergie serait-elle notre avenir ? Quelle idée étrange ! Eh bien, figure-toi, lecteur, que cette phrase, qui ressemble à un vague message d’appel à l’intérêt général, renferme en fait, de façon inattendue, quelque chose de plus profond, quelques liens avec de puissantes vérités scientifiques.

La ritournelle suggère que s’il n’y avait pas d’énergie, il n’y aurait plus d’avenir. Pourquoi ? Parce que la marche du monde se figerait ! Il n’y aurait tout simplement plus d’évolution du monde ! Est-ce possible ? Cela suggère déjà que pour que le monde évolue, il faudrait que de l’énergie disparaisse, soit consommée, ou détruite. Mais ne nous rabâche-t-on pourtant pas que l’énergie se conserve ? Qu’elle change juste de forme ? Pour clarifier cela, partons au stade, profiter du spectacle d’un saut à la perche. Lorsque le sauteur plante sa perche, après avoir pris son plein élan, il transforme, en pliant la perche, l’énergie de son mouvement horizontal en énergie (potentielle) élastique. Lorsque la perche revient ensuite à sa position naturelle (droite), il y a eu transformation de son énergie potentielle élastique en l’énergie du mouvement vertical du sauteur vers la barre, et en énergie potentielle de pesanteur. Lorsque le perchiste lâche la perche en la repoussant du bout du doigt, s’il a bien maîtrisé son saut, il vole en trajectoire parabolique, avec apogée au-dessus de la barre. Il n’a quasiment plus d’énergie de mouvement horizontal. Au final, il acquiert l’énergie du mouvement de chute verticale, parce que l’énergie (potentielle) de sa pesanteur diminue. Puis, il est freiné rapidement par le matelas. Il ne bouge plus, il n’y a plus d’évolution, tant qu’il reste allongé sur le matelas. Le spectacle s’arrête, il n’y a donc « plus d’avenir ». Tiens, tiens. Que s’est-il passé avec le matelas ? Où est passée l’énergie cinétique de chute du perchiste ? On dirait bien qu’elle a vraiment disparu. Aurait-elle été consommée ? Non, elle s’est encore transformée, mais cette fois, en énergie calorifique. Un nouveau type d’énergie, très différent de ceux évoqués précédemment : cinétique, potentielle de pesanteur, potentielle élastique. Pourquoi ? Parce que c’est une énergie de moindre qualité que les autres. Qu’est-ce qui fait la qualité d’une énergie ? Sa capacité à être reconvertie en énergie cinétique, l’énergie du mouvement. Attention on parle ici de mouvement cohérent, macroscopique. Le perchiste en mouvement, ce sont toutes les molécules du perchiste dans le même mouvement, la même vitesse. Mais alors c’est quoi l’énergie calorifique du matelas ? Que s’est-il passé au moment de l’arrivée du perchiste ? Le matelas a amorti la chute. Si l’enveloppe du matelas avait été étanche (matelas gonflable), l’arrivée du perchiste au contact du matelas aurait réduit le volume d’air du matelas, l’air aurait été comprimé progressivement, créant une force de réaction progressive pour amortir la chute. Cette compression aurait transmis à l’ensemble des molécules d’air du matelas une augmentation commune d’énergie cinétique, cette fois à l’échelle microscopique, moléculaire. Cette augmentation n’étant autre que l’énergie cinétique du perchiste au moment de son premier contact avec le matelas, divisée par le nombre de molécules d’air emprisonnées.  Il s’agit d’énergie désordonnée, les molécules parcourant l’espace dans toutes les directions et changeant de direction après chaque collision avec leurs voisines. Il n’y a aucun mouvement d’ensemble des molécules d’air du matelas. La température de l’air augmente d’une très petite quantité, parce que la température est une mesure de l’énergie cinétique du mouvement désordonné des molécules, et que les molécules sont très nombreuses à se « partager » l’énergie cinétique du perchiste. Dans le cas d’un matelas en mousse, les mécanismes d’amortissement sont un peu différents, mais l’énergie mécanique se dissipe aussi en énergie calorifique dans la mousse et l’air qu’elle contient.

Ainsi donc, cher lecteur, en observant le court-métrage du saut à la perche, tu auras compris que la condition de poursuite du spectacle du monde en mouvement, de possible construction de notre avenir, la possibilité physique de changer ce monde, de provoquer son évolution macroscopique, c’est de disposer toujours d’énergie de qualité, d’énergie mécanique. Peut-être auras-tu saisi aussi qu’en permanence cette énergie de qualité se dégrade, c’est-à-dire se transforme en énergie calorifique peu utilisable. Et ceci a effectivement un impact sur notre avenir. Si nous voulons un avenir meilleur, nous voulons vivre à l’abri du besoin. Il nous faut pour cela a minima cultiver des terres, entretenir ou construire un habitat, et tisser et coudre des vêtements. Pour construire des maisons, il faudra fabriquer des matériaux, les transporter, les assembler. Pour assurer un transport, il faudra un véhicule, équipé d’un moteur, pour mettre le véhicule et son chargement en mouvement, puis compenser les frottements de l’air autour du véhicule, frottements qui convertissent en permanence l’énergie mécanique de l’air en chaleur (si j’arrête le moteur, le véhicule ralentit sous l’effet des frottements, jusqu’à s’arrêter).

L’énergie reste cependant encore abstraite pour la plupart d’entre nous, parce que nous ne la mesurons pas. Une bonne façon d’améliorer notre perception de l’énergie, est de renouer comme des perchistes avec la sensation physique de l’effort. Imaginons l’absence de moteurs. Retournons à l’énergie musculaire. On peut alors utiliser, pour mesurer l’énergie, comme aime le faire Jean-Marc Jancovici, « l’équivalent esclave ». C’est une mesure de puissance mécanique, c’est-à-dire d’énergie mécanique fournie par unité de temps. L’équivalent-esclave fournira toute sa journée un effort musculaire pour vous apporter toute l’énergie dont il est capable sans dégrader sa santé. Combien d’équivalents-esclaves faut-il pour apporter à un occidental l’énergie qu’il consomme en moyenne, c’est-à-dire qu’il convertit en frottement et chaleur ? Pour se déplacer, griller son pain, se chauffer, s’éclairer, etc.. ? La réponse est à peine croyable. 400 ! Cette idée lumineuse d’unité de mesure de Jancovici permet de révéler (aussi) le caractère exceptionnel de la période historique dans laquelle nous vivons. Nous sommes encore les enfants par trop gâtés de la révolution industrielle. Elle nous a apporté les moteurs. Ils ont remplacé les esclaves (réels) d’autrefois, et nous fournissent bien plus d’énergie.

La clarification des notions d’énergie, de chaleur, de moteur, de température, s’est faite au début de la révolution industrielle. Avec la compréhension du fonctionnement et des limites de performance de la machine à vapeur : première machine, premier moteur thermique. Jusque-là on savait convertir de l’énergie mécanique en énergie mécanique d’une autre forme. Ainsi, pour satisfaire l’orgueil d’un monarque absolu, la fantastique machine de Marly permettait de faire remonter une partie des eaux de la Seine jusqu’aux fontaines de Versailles, pour assurer son prestige, grâce à l’énergie du mouvement des eaux du fleuve, reconvertie en énergie de mouvement de rotation de pompes. Pour nourrir les sujets du monarque, des moulins à vent, équipées de voiles, convertissaient l’énergie cinétique du vent en énergie cinétique de rotation de meule, dissipée par le broyage du blé en farine. Les moulins à eau convertissaient l’énergie mécanique de l’eau des fleuves et rivières. Des voiles convertissaient depuis bien longtemps l’énergie cinétique du vent en énergie cinétique de navires. Peu après la révolution française, entraînée par la dette abyssale de construction de Versailles, deux ingénieurs écossais, James Watt et Thomas Newcomen, ont conçu les premières machines thermiques, à vapeur, dont l’usage généralisé a déclenché la révolution industrielle. Elles convertissaient pour la première fois l’énergie calorifique en énergie mécanique. Les scientifiques du XIXème siècle ont créé, en interprétant leurs performances, la thermodynamique, science des transformations générales de l’énergie. Ils ont montré que si la conversion complète de l’énergie mécanique en énergie calorifique est possible, la conversion réciproque, elle, n’est jamais complète, et ne peut atteindre 100%. Ils ont montré aussi que cette conversion réciproque requiert un écart de température entre deux milieux (appelés source chaude et source froide). Et que plus cet écart de température est élevé, plus le taux de conversion possible de l’énergie calorifique en énergie mécanique (le rendement de la machine à vapeur) est élevé. Pour faire fonctionner les moteurs thermiques, il faut en pratique maintenir une source chaude à température plus élevée que celle de la « source froide », constituée par le milieu ambiant. On le fait par combustion (oxydation), en convertissant l’énergie chimique d’un combustible (en énergie cinétique microscopique, désordonnée. La révolution industrielle a donc amorcé la consommation de combustibles : charbon, puis pétrole et gaz, ainsi que les flux des gaz produits par la combustion, libérés dans l’atmosphère.

Cette formidable révolution a accéléré la transformation de notre monde, et modifié profondément notre vision de ce monde. Elle a apporté entre autres ce que l’on appelle le progrès, et surtout la foi dans ce progrès, en mettant à notre disposition d’immenses sources d’énergie mécanique : jusqu’à 400 équivalents-esclaves par être humain, dans les pays développés. Elle a fait reculer les limites de ce que l’on croyait possible, accessible à l’humanité. Ainsi, en 1969, l’homme est sur la lune. Pour réussir cet exploit, il a fallu libérer un vaisseau spatial de la pesanteur terrestre. Là où un perchiste arrive à se propulser seul à plus de 6 m de hauteur par l’énergie chimique libérée dans ses propres muscles, et toute son habileté, il faut, pour échapper à l‘attraction terrestre, disposer d’une puissance énergétique au décollage équivalente à celle de 21000 chevaux, ainsi que d’une véritable armée d’ingénieurs passionnés.

Aujourd’hui, cher lecteur, nous sommes en 2020. Quelle est ta vision du monde, quel avenir de l’humanité espères-tu ? De quelle politique énergétique attends-tu la mise en œuvre, pour aller vers un avenir meilleur ? De combien d’équivalents esclaves penses-tu avoir besoin pour être heureux ? Nous approchons de la date d’élection du nouveau président des Etats Unis d’Amérique. Le pays qui a affronté courageusement une atroce guerre civile pour mettre fin à l’esclavage. Qui a mis fin à deux guerres mondiales, où l’Europe s’était égarée dans l’utilisation d’une invraisemblable quantité d’énergie pour ne plus produire que des obus, immédiatement consommés pour détruire l’humanité. Le pays qui s’est propulsé un temps à la première place de l’économie mondiale. Le pays qui a envoyé l’homme sur la lune. Aujourd’hui, certains américains rêvent de passer par la lune, pour aller sur … Mars ! Il semble donc que la foi dans un certain progrès y existe toujours. Dans ce pays de la liberté où des communautés se sont autorisées quand même à porter un regard critique sur certains apports de la technique au progrès de l’humanité. En France, le nom d’une de ces communautés, celles des Amish, a été récemment utilisé pour moquer des français, par un homme politique. Souhaitons que la formation minimale des hommes politiques français aux lois élémentaires de la conservation de l’énergie, éléments essentiels d’une vraie culture générale, devienne rapidement obligatoire dans le contexte actuel, pour que les décisions sur les grands enjeux de préservation du XXIème siècle ne soient pas le résultat de traits d’esprit « à la française », de l’orgueil du prince, s’autorisant une inefficace conversion d’énergie éolienne dans une girouette, mais bien le résultat de mûres réflexions et discussions argumentées et concertées, respectant les lois de la physique, et du processus démocratique.

Des signes de vrais progrès de l’humanité existent. Comme la prise de conscience tardive, certes, mais accélérée, du vrai prix de l’énergie, et des limites de ce que notre planète peut nous offrir. L’économie mondiale issue des effets de la révolution industrielle nous a avait laissé croire que l’énergie était presque gratuite. Comparez encore aujourd’hui le prix de l’énergie contenue dans la quantité de combustible fossile délivrant l’énergie d’un mois d’équivalent esclave, au salaire mensuel d’un domestique acceptant de pédaler suffisamment chaque jour pour vous fournir cette quantité d’énergie. Des hommes d’état ont admis dans des négociations internationales la nécessité de réduire l’usage des combustibles fossiles pour limiter le réchauffement climatique induit par l’augmentation de concentration en CO2 de l’atmosphère. Il est temps. Il faut désormais accélérer drastiquement les prises de décision à l’échelle mondiale en tenant compte des échéances du climat. A l’échelle nationale et locale, il faut aider par une démarche professionnelle, technique et économique, les industriels et les territoires à choisir les meilleures options de production d’énergie mécanique et de chaleur, compatibles avec toutes les contraintes de préservation … d’un avenir meilleur. En toute lucidité, bons sens, pleine conscience des lois de l’énergétique, et du retour d’expérience des procédés.

 

Christophe BELOT

Ingénieur senior, expert en thermique, combustion et génie des procédés